À l’occasion de sa présentation au Temple de Jérusalem, Jésus est accueilli par deux personnages : Syméon puis Anne, avec un détail intrigant concernant cette dernière.
Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanouel, de la tribu d’Aser. Elle était fort avancée en âge. Après avoir, depuis sa virginité, vécu sept ans avec son mari, elle était restée veuve ; parvenue à l’âge de 84 ans, elle ne quittait pas le Temple, servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière. Survenant à cette heure même, elle louait Dieu et parlait de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem[1]Lc 2, 36-38.
L’âge chez saint Luc
Dans tout son Évangile, Luc ne fournit une indication d’âge que pour trois personnes :
– Jésus, à trois reprises : le 8e jour (donc après 7 jours) ; 12 ans ; environ 30 ans.
– la fille de Jaïre : 12 ans.
– Anne : 84 ans.
Quand une telle précision est donnée, il est probable qu’elle participe à la caractérisation du personnage. Par exemple, le début du ministère public de Jésus à trente ans rappelle l’âge qu’avaient David au début de son règne (2S 5, 4) et Joseph au début de son service auprès du Pharaon (Gn 41, 46). On remarque aussi que les prêtres ne pouvaient pas commencer leur service avant l’âge de trente ans (Nb 4, 3.23.30). Quand Luc précise que Jésus commence son ministère alors qu’il a environ trente ans, il suggère ainsi le début de l’office sacerdotal de Jésus.
La mention d’un âge précis pour Anne est donc probablement significative. Anne est une veuve qui se consacre à la prière dans le Temple. Au moment de la présentation de Jésus au Temple, alors qu’est indiqué qu’elle est prophétesse, ses paroles ne sont pourtant pas rapportées. Mais les nombreux détails donnés par Luc sont suffisamment éloquents.
Grâce et bonheur
Apparaissant au seuil de l’Évangile, Anne appartient encore au monde de l’Ancien Testament. Elle est fille de Phanouel, de la tribu d’Asher. En hébreu, Anne signifie « Grâce » et Phanouel signifie « Face de Dieu ». La grâce et la face, deux termes qui sont réunis dans la célèbre bénédiction sacerdotale de Nb 6,25 : « Que le Seigneur fasse pour toi rayonner sa face et te fasse grâce ! ». C’est tout le message de l’Évangile qu’apporte Jésus. Étymologiquement, l’« évangile » est une bonne nouvelle, un message de bonheur. La mention insolite de la tribu méconnue d’Aser (Asher en hébreu) contient cela en filigrane : en effet Asher signifie « heureux ».
Son âge avancé symbolise la longue durée de l’attente du Sauveur. Il la rapproche de l’autre Anne de la Bible, la mère du prophète Samuel (le premier à avoir parlé du Messie : 1 S 2,10). Son veuvage l’apparente aussi au modèle donné à l’Église primitive par saint Paul en 1 Tm 5,3-16 : comme Anne, la « veuve authentique » prie nuit et jour.
On apprend donc qu’elle a 84 ans. Mais selon le texte grec et les variantes dans les manuscrits, il est aussi possible de comprendre qu’elle est veuve depuis 84 ans. Cela lui donnerait un âge très avancé (ce qui est souligné au v. 36) d’au moins cent ans : peut-être pour évoquer Judith, une pieuse veuve elle aussi, qui a vécu jusqu’à cent cinq ans (Jdt 16,23). À travers ce rapprochement, Anne personnifierait Israël, comme Judith jadis. L’Ancien Testament symbolise souvent Israël par Jérusalem, et Jérusalem par une veuve (par exemple en Ba 4,20 ; Is 54,4 ; Lm 1,1…). Ainsi, dans son attente vigilante, Anne personnifie ceux « qui attendaient la délivrance de Jérusalem » (Lc 2,38).
Elle a connu trois états de vie : vierge, puis épouse, puis veuve. Cela peut aussi symboliser trois grandes étapes de l’histoire d’Israël. La virginité évoquerait la période précédant l’alliance avec Dieu, puis le mariage correspondrait logiquement à cette alliance, le veuvage renvoyant à la rupture de l’alliance, qui a entraîné l’exil à Babylone, loin du Seigneur. En tant que veuve, Anne représenterait donc le peuple de Dieu triste et captif, dans l’attente impatiente du retour à Dieu.
Notons en passant que dans la Bible, Israël est perçu comme masculin et Jérusalem comme féminin. Il n’est donc pas étonnant que la prière d’un homme (Syméon) évoque Israël (Lc 2,25), tandis que celle d’une femme (Anne) est associée à la mention de Jérusalem (Lc 2,38).
Une charnière entre Israël et l’Église
Que faut-il comprendre quant au nombre 84 ? On peut y voir un code qui participe à faire d’Anne une charnière entre Israël et l’Église, car 84 est le multiple de deux nombres très symboliques : 7 x 12.
Jésus a fait deux multiplications des pains, une en territoire juif, avec des restes remplissant douze corbeilles, et une en territoire païen, laissant sept corbeilles. Jésus le rappelle aux disciples : « quand j’ai rompu les cinq pains pour les cinq mille hommes, combien de couffins pleins de morceaux vous avez emportés ? » Ils lui disent : Douze. Et lors des sept pour les quatre mille hommes, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? Et ils disent : Sept » (Mc 8,19-20).
Pourquoi ces deux nombres ? On sait qu’ils sont très fréquents et importants dans la Bible. 12 et 7 sont des symboles de la notion de plénitude, de perfection, de totalité. Les douze corbeilles renvoient aux douze apôtres, des Juifs qui symbolisent la totalité d’Israël, composé de douze tribus. Les sept autres font penser aux sept premiers diacres, des Juifs venus du monde grec. Jésus veut nourrir toute l’humanité : les Juifs et les païens, qui vont composer une Église universelle.
On note aussi que, puisque « 12 » renvoie aux tribus d’Israël, Anne personnifie Israël à la perfection (7×12). De plus, elle a été mariée 7 ans : donc elle a été une épouse parfaite, mais une veuve encore meilleure (7×12).
Elle apparaît avec Syméon : un homme et une femme, pour représenter toute l’humanité. Âgés, ils représentent symboliquement la longue attente du Messie par Israël. L’un et l’autre prophétisent l’universalité du salut : Jésus sera lumière pour éclairer les nations et gloire d’Israël (v. 32).
Apparaissant au début de l’Évangile, à la charnière entre l’Ancien et le Nouveau Testaments, Anne relie donc Israël et l’Église.
Les hommes et les femmes
Ce rôle de charnière dévolu à une femme est bien attesté dans le corpus lucanien (Luc et Actes des Apôtres) :
– en Lc 15, la parabole de la femme cherchant sa drachme perdue est placée entre celle de l’homme cherchant sa brebis perdue et celle de l’homme cherchant son fils perdu.
– en Ac 9, le récit des bonnes œuvres et de la guérison de Tabitha se situe entre celui de la guérison du paralytique Énée et l’évocation des bonnes œuvres de Corneille.
On sait aussi que le binôme homme/femme est caractéristique de Luc, qui présente un parallélisme presque systématique. Dans le récit de l’enfance de Jésus, l’annonciation à Zacharie est suivie de celle à Marie. Puis le chant du Benedictus par Zacharie est suivi de celui du Magnificat par Marie. Enfin la scène évoquant Syméon est suivie de celle d’Anne. Ce parallélisme continue pendant le ministère public de Jésus, qui proclame la bonne nouvelle à tous, hommes et femmes, juifs et païens.
À tous points de vue, Anne est vraiment charnière car elle est aussi le dernier personnage évoqué dans la primitive enfance, avant que Luc annonce que Jésus grandissait (Lc 2,40) et qu’on passe à la scène où il a déjà douze ans et revient au Temple.
Conclusion : la Bible et les nombres
Retenons pour finir que, dans la Bible, les nombres expriment souvent une vérité extralinguistique, que les mots peuvent transmettre mais de façon moins condensée. Cela faisait partie de la culture des juifs et des chrétiens dans l’Antiquité. Avec science et prudence (en se gardant de tomber dans des hypothèses hasardeuses), le redécouvrir aujourd’hui nous permet d’enrichir notre compréhension de la Sainte Écriture.
Références[+]
↑1 | Lc 2, 36-38 |
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